3×3 au Dolent

Point de blagues, ni de jeux de mots foireux dans cet article, soyons sérieux pour une fois.

Rappelons brièvement ce qu’est le 3×3. C’est une méthode inventée dans les années 90 par le guide suisse Werner Munter et qui a pour but d’aider à la décision dans des activités à risques comme la Haute Montagne.

Elle consiste à remplir, de la manière la plus honnête et factuelle possible, un tableau de 9 cases (d’où le nom 3×3) qui font apparaître 3 critères (les colonnes du tableau) : l’humain (les participants, leader compris), le terrain (la course projetée, les difficultés, les éventuelles alternatives) et les conditions (météo et nivologie).

Et ces 3 critères sont évalués avant la course, le ou les jours précédents, le jour même avant de se lancer quand on est sur place et enfin à chaque passage clé où il est important de se poser la question de la poursuite du projet.

Tableau 3 x 3

Dans cet article, je propose de relater cette mise en œuvre du 3×3 sur un exemple vécu récemment l’ascension et la descente à skis de l’arête Gallet au Mont Dolent, sommet qui fait frontière entre la France, la Suisse et l’Italie (pour être tout à fait exact le point de concours des trois frontières se trouve un peu plus au nord ouest à 150 m environ sur une pointe sans nom).

Mont Dolent vu du Nord avec arête Gallet au centre – photo Olivier Roduit

Commençons par l’humain. 3 skieurs : 2 jeunes (Maël et Victor) et un vieux (c’est moi le vieux ;-). Les jeunes ont un très bon niveau de ski, sortent en montagne régulièrement et sont surmotivés comme des jeunes. Le vieux à une longue liste de courses à son actif mais plus vraiment envie, ni de se faire peur, ni de se faire mal…mais n’a pas envie non plus de passer à côté d’une belle aventure. Quand on parle de l’humain, on parle aussi du matériel que possède ces humains. Pour le coup, on est presque suréquipé, sauf en matière de couteaux, les jeunes n’en ont pas, « ça ne sert à rien » paraît-il. Petit feu orange clignotant qui s’allume dans mon cerveau…

Les couteaux quand même bien utiles parfois…

Toujours dans le registre de l’humain, il faut désigner un leader car faire de la montagne sans leader c’est prendre le risque d’aller au carton. Vu la difficulté de la course (AD+ à la montée et TD- à la descente) et les compétences de chacun, c’est naturellement Maël qui sera devant à la montée et Victor à la descente et moi, le vieux, je me garde un droit de véto à tout moment 😉

Les jeunes…

Le terrain. On est sur une course assez engagée qui se fait normalement en 2 jours avec une nuit en refuge-bivouac non gardé. On n’est pas dans l’extrême mais c’est déjà une course sérieuse. On a bien étudié les topos, visionné quelques vidéos également et la conclusion à laquelle on arrive est que, a priori, on est du niveau pour l’ascension, pour la descente il faudra voir sur place mais la descente par la voie normale est déjà un chouette projet. A la montée la difficulté principale en terme de raideur de pente et d’exposition ( 5.1 E2) semble être dans la dernière partie. Un élément rassurant également : à part les 250 derniers mètres, il semble qu’on puisse faire demi-tour et redescendre à skis quasiment à tout moment.

Itinéraire Arête Gallet (photo site Camp to Camp)

Les conditions. Les prévisions météo sont pour l’instant très bonnes sauf qu’une perturbation est annoncée dans la soirée du jour où on tentera le sommet. Pour la nivologie, on est, depuis quelques jours, en risque 2 au dessus de 3500 et risque 1 en dessous à conditions de ne pas s’attarder. « Au-dessus de 3500 m, surtout dans les versants nord, là où la neige est resté froide, de rares et anciennes plaques sont peut-être encore présentes, plaques en voie de stabilisation et probablement difficile à déclencher ; plutôt de taille moyenne(2) ». Comme le sommet est à 3820 m, on sera donc concerné par ce risque.

Comme on a skié dans le massif les jours précédents, on a pu se rendre compte d’un enneigement vraiment excellent au dessus de 2500 m, des glaciers vraiment très bien bouchés, la neige récente a très bien collé sur la glace même dans les pentes raides.

L’avant veille dans les belles pentes de la Pointe de Moline

Du côté des conditions, les feux sont donc plutôt au vert.

En conclusion, pour cette première phase du 3×3 effectuée la veille de la montée en refuge, les feux sont plutôt au vert avec juste 2 petites ombres au tableau : l’absence de couteaux pour les 2 jeunes et le risque de mauvais temps le jour du sommet si la perturbation annoncée arrive plus tôt que prévue.

A la Fouly, le matin de la montée en refuge, on reprend donc rapidement les 3 critères. Du côté de l’humain et du matériel associé pas de changement. On décide de prendre une corde dynamique et un jeu de broches à glace, 2 piolets par personne et sangles pour pouvoir négocier la partie finale si elle est en glace. Pour la météo-nivo pas de changement même si on remarque de nombreuses coulées d’avalanche sur toutes les pentes au dessus de la combe qui permet de monter au refuge. Pour le terrain, on ne voit pas assez l’itinéraire depuis la vallée, tout du moins depuis l’endroit où on s’est garé.

On aperçoit à droite le sommet mais pas l’itinéraire

La montée en refuge se passe sans histoire mais en restant tout de même vigilant car les pentes exposées au soleil chauffent très vite et on prend des distances en traversant sous les grandes pentes. Par contre lors de cette montée en refuge on va prendre de l’info très utile. En effet, on croise un skieur seul qui vient de descendre depuis le sommet par l’arête Gallet. On le questionne et on apprend qu’il est parti vers 5h du refuge, sommet vers 10h. Ses camarades ont préféré descendre par la voie normale. D’après lui les conditions sont optimales, encore beaucoup de poudreuse sur la dernière pente, les rimayes passent bien sauf une pour laquelle ils se sont encordés à la montée. La trace a été pénible à faire en raison de la quantité de neige.

La grande traversée ascendante qui monte au refuge bivouac de la Maye

On croise également un autre skieur que l’on questionne également. Il a fait la voie normale depuis le bas en aller-retour, neige béton en haut pour la face sud. D’après lui, il faudrait attendre la mi-journée pour que ça décaille dans la voie normale.

Ce genre de témoignages est riche en information mais il faut toujours être méfiant car on ne connait pas le niveau technique de la personne et surtout son niveau d’engagement.

On arrive au refuge non gardé à la mi-journée, on est rejoint par 2 autres skieurs. On a donc toute l’après-midi pour gamberger. A ce stade, il semble que la montée par l’arête ne devrait pas poser de problème, que l’heure de départ optimale est entre 5h et 5h30 car la trace est déjà faite et enfin que la descente par l’arête est envisageable.

Le lendemain matin à 5h30, au départ du refuge, de nouveau analyse des 3 critères.

Pour l’humain tout va bien, tout le monde a bien dormi, on n’a rien oublié au niveau matos, on a pu faire le plein d’eau en faisant fondre la neige avec notre réchaud…avant qu’il ne tombe en panne de gaz. Heureusement on a pu utilisé le réchaud de nos 2 autres compagnons du jour. 4 frontales apparaissent, des skieurs partis du bas très tôt, ils passeront devant nous. Il faut toujours se méfier de ce sentiment de sécurité lorsqu’on se retrouve relativement nombreux en montagne.

Pour le terrain on voit une bonne partie de l’itinéraire qui consiste en la remontée du glacier du Dolent, neige dure, une vague trace, crevasses bien bouchées.

Le départ remonte le glacier à gauche

Pour la météo, petite inquiétude, pas mal de nuages d’altitude, certains accrochent déjà les sommets mais les prévisions ne sont pas alarmistes.

Bilan du 3×3 au départ du refuge : tous les feux au vert sauf peut être la météo qui est à surveiller.

La remontée du glacier du Dolent se passe sans problème particulier si ce n’est que je suis bien content que Victor m’aide à mettre mes couteaux car c’est bon raide et béton bien que pas vraiment expo. Les deux jeunes gambillent sans couteaux…

Arrive le premier passage clé. Un passage très raide qui permet de rejoindre l’arête Gallet. J’avoue qu’en le voyant de loin et de face j’ai songé à faire 1/2 tour car je ne me voyais pas redescendre cette pente à ski et puis une fois au pied, ça va. Encore une fois un petit check des 3 critères. L’humain: good, le terrain: pas si pire vu du bas, les conditions: le voile nuageux gris inquiétant s’est transformé en nuages qui ont l’air inoffensif, bonne trace de montée. La pente quoique très raide, n’est pas si expo et devrait être skiable une fois bien décaillée. Seule ombre au tableau, une belle rimaye au pied qu’il faudra négocier au bon endroit.

Arrivé sur l’arête, autre passage clé. On voit la suite, une courte redescente à pied pour rejoindre le glacier suspendu et ensuite des pentes raides mais en poudreuse avec une bonne trace. C’est beaucoup plus attirant que ce qu’on a vu sur les vidéos. Le temps est au beau, pas de vent. On avance bien. Feu vert !

Vers l’altitude 3550, on remet les skis sur le sac car la suite est raide et part en traversée sous l’arête Gallet proprement dite. Une rimaye bien profonde nous fait envisager un instant de sortir une corde mais finalement la trace est encore solide pour la franchir. A noter si on repasse par là, projet qui semble s’éloigner en ce qui me concerne car d’où je suis je peux voir la pente finale : c’est bon raide !

Pour le 3×3 à cet instant, c’est un peu moins clair. Pour monter, pas de problème a priori, les 4 qui sont devant nous approchent du sommet visiblement sans être encordés. Par contre, descendre par ce versant impose de traverser dans cette pente très raide dans laquelle on se trouve avec une rimaye à franchir. Côté humain, ma motiv pour la descente par ici est en train de faiblir, pour les deux jeunes je ne sais pas, on discutera au sommet. La météo est good, au niveau risque d’avalanche ça semble très safe, une belle poudre bien collée sur laquelle il y a déjà une trace de descente de la veille.

On attaque la dernière pente, très bonne trace mais dans le haut les rochers affleurants demandent un peu plus d’attention vu la raideur de la pente. On voit descendre 2 skieurs, ils ont l’air très à l’aise (ça me rassure…), ils passent à notre hauteur, je crois voir une médaille de guide sur le blouson d’un des deux, ensuite ils plongent au milieu des séracs par une pente très raide direction le glacier de l’A Neuve (ça ne me rassure plus du tout…).

Le sommet est atteint assez rapidement, il est 10h. Du sommet on ne voit pas la voie normale de descente, pour ce faire il faudrait parcourir un bout d’arête de neige effilée.

3×3 décisif et lourd de conséquences. Par quelle voie on va descendre ? Côté météo/nivo aucun souci. Côté terrain, on connait tout maintenant côté arête Gallet, pour la voie normale on ne voit pas mais c’est censé être relativement facile une fois désescaladé le petit couloir final (qu’on ne voit pas). C’est le côté humain qui est le plus délicat.

On entame une discussion entre nous. Victor est chaud comme la braise pour l’arête, je m’en doutais. Maël moins convaincu propose de venir avec moi si je choisis la voie normale mais n’est pas contre l’arête qui ne lui semble pas plus raide que le couloir de la passerelle à l’Aiguille du Midi et le Glacier Rond que les deux jeunes se sont payé le we passé. Après un dernier coup d’oeil dans la face, j’accepte car je pense avoir de la marge vu l’état de la neige. Je propose que Victor aille en premier (ça me rassure de le voir tourner), Maël en dernier et moi entre eux deux, ça me rassure…

On commence de désescalader la partie un peu mixte, neige et rocher. Après réflexion, c’est peut être là qu’on prendra le plus de risque dans cette descente, car facile à la montée, elle est plus délicate à la descente.

A ce stade le 3×3 ne sert plus à grand chose à mon avis si ce n’est de prendre la décision de sortir une corde ou remettre les crampons.

Victor fait ses premiers virages, c’est rassurant pour nous. On skie un par un pour éviter les sluffs mais il n’y en a presque pas. Ca tourne ! Je sens un grand poids se libérer d’un coup. A priori, on skie la partie la plus raide et la plus expo, c’est donc rassurant pour la suite.

A la montée, j’ai quand même noté 4 points délicats dans la suite : les 2 rimayes, la traversée raide vers 3600 m et enfin la pente très raide mais assez peu expo qui permet de rejoindre le glacier du Dolent.

La neige est tellement poudreuse qu’on ne fait même pas la traversée mais on skie la pente et la rimaye se saute sans problème. Il ne reste que 2 problèmes à gérer.

La pente située entre 3550 et 3350 est peu raide, on y enchaîne quelques beaux et grands virages. Ensuite on rejoint l’arête après avoir déchaussé, une petite rimaye -que j’avais oubliée- est vite franchie et on se retrouve en haut de la pente qui m’avait terrifié quand je l’avais vue de face quelques heures avant.

La seule trace de descente passe en dérapage sur une arête raide très expo mais dans une neige décaillée, avant de plonger par une pente plein sud donc sans doute très molle à cette heure-ci. L’exposition de la première pente me chagrine. En jetant un coup d’oeil plus à droite je vois une pente vraiment très raide mais en neige visiblement très molle et qui est peu exposée à condition de ne pas se la coller dans la rimaye. ici le 3×3 se résume à choisir son terrain et savoir si on se sent capable de skier ce dernier passage difficile. Victor propose de me mouliner dans la pente (le bon gamin..), mais je me sens de la descendre sans assurance et lui propose au contraire de passer devant, ce qu’il fait. C’est vraiment très très mou, donc le seul risque est de déclencher une coulée de neige humide. On choisit donc d’attendre qu’il ait fini et on skie en décalé. Je n’ose imaginer cette pente en neige dure…mais aujourd’hui c’était improbable on le savait dès le matin.

Le passage de la rimaye est assez technique, il faut sauter et se récupérer dans un champ de boules; je réalise une presta assez minable mais sans tomber, les jeunes s’en sortent très bien.

Même si on se trouve encore à 3200 m les difficultés sont terminées. On peut se lâcher dans ces grandes pentes en surveillant tout de même les crevasses (le volet « terrain » du 3×3), il y en a pas mal mais l’enneigement incroyable de cette fin de saison nous avantage grandement, et en faisant attention aux coulées de neige mouillées, les « conditions » du 3×3. Je déclencherai d’ailleurs une belle coulée vers 2200 m mais sans conséquence puisqu’on prenait bien garde de skier loin les uns des autres.

On arrive à la Fouly vers 12h fin heureux de cette descente hors norme pour nous. Aux 3 lignes du 3×3, c’est toujours bon d’en rajouter une 4ème qui pourrait s’appeler « débrief ». Analyser toute la course avec objectivité et détecter les moments où on n’a pas pris les bonnes décisions, ceux où on a pu prendre des risques, les choses qu’on aurait du faire et qu’on a pas faites etc… C’est de cette façon qu’on va transformer l’expérience en expertise.

On n’a jamais sorti la corde mais je pense que ce n’était pas nécessaire. Perso, j’aurais mis les couteaux plus tôt sur les pentes raides et gelées du glacier du Dolent. Avec exactement les mêmes conditions, je partirais une heure plus tôt du refuge bivouac pour avoir des conditions plus safe dans la deuxième partie de la descente. Sinon, pour le reste on a, je pense, globalement bien joué !

Thierry
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