Le débarquement est furtif. Chaque groupe atteint par une route différente les faubourgs de Korcula-City. Un couple de vieux baroudeurs monténégrins, déguisés en retraités croates nous y attend au fond d’une impasse sombre difficilement révélée par les lueurs de nos phares. Ils sont heureux de nous voir vivants, car les nouvelles transmises par leurs contacts à Split étaient alarmantes. Nous avons tous les larmes aux yeux en levant nos verres de sljivovica à la santé des frontières, des lignes antichars, des fils de fer barbelés et des douaniers aux uniformes bigarrés. Un toast pour chaque item nous laisse insouciants, affamés et, il faut bien l’avouer, un peu pompettes. Un restaurant ami du voisinage soigne notre euphorie en préparant rapidement des plats roboratifs arrosés de bière locale digeste.
Après une nuit réparatrice surveillée par les faux époux Turenge insomniaques et nyctalopes, un petit déjeuner sommaire, une journée de promenade nonchalante permet à chacun de récupérer de la veille. Le centre-ville de Korcula est évité, malgré son intérêt historico-touristique, afin de ne pas alimenter les controverses sur le lieu de naissance de Marco Polo. Maggy nous signale que des descendants des Doges figurent parmi nos mécènes.
En fin d’après-midi, des agents à Split nous rapportent des rumeurs à propos de notre présence sur l’ile. Du village de Domince, un caïque nous transporte sur le continent jusqu’à Orebic, station balnéaire discrète et cossue. Mais il faut vite partir, de crainte d’être repérés de nos suiveurs malveillants, malgré l’attrait du vignoble dont les vins sont proposés à la dégustation à chaque carrefour. Longeant la côte par une petite route tortueuse, nous arrivons avant la nuit à Prapatno. Au fond d’une crique paisible, un terrain de camping bien arboré aux espaces engazonnés semble nous attendre. Surpris du silence total qui y règne, Madame Gaston s’avance prudemment devant la barrière fermée, nous laissant en couverture à l’arrière. Elle semble perplexe devant le bureau de la réception, se penche vers le guichet, pousse un cri déchirant qui nous glace jusqu’à la moelle puis commence à vomir, appuyée contre la porte. Yoko, la plus rapide d’entre nous, arrive en courant, un couteau dans chaque main, le troisième entre les dents. Rahan la suit à quelques mètres, en position de combat. Croquignol a bondi sur le toit de la cabane et pose des pains de plastic sous les tuiles. Michel fait rugir le moteur de son bolide menaçant qu’il avance lentement vers la scène du drame. Madame Turenge retourne prestement le camping-car et le suit en marche arrière. Il est trop tard pour l’action, hélas ! Le cadavre putréfié du gérant du camping git sur le sol de l’accueil, énucléé, égorgé, éviscéré, émasculé. Des colonnes de fourmis rouges disputent aux rats leur part de chairs avariées. Notre présence ne les fait pas fuir. Yoko, folle de rage, en décapite une cinquantaine avant que les autres ne reculent finalement, laissant un tableau de désolation absolue. Les mouches qui ne craignent plus les rongeurs reviennent et grouillent sur le cadavre. Tous nos plans sont chamboulés. Comment ont-ils su que ce pauvre homme était un de nos contacts ? Pendant que Turenge nettoie les traces et le empreintes digitales, une réunion de crise s’improvise dans le CLASSE. Maggy prévient par transmission sécurisée l’état-major des EMS-PC dont les consignes arrivent quelques minutes après. Il faut détruire immédiatement tous les téléphones portables, iPads et GPS autres que ceux du CLASSE, sécurisés et indétectables. Des renforts de haut niveau arriveront par avion dans quelques jours. La DRH des PC, Bridget Heanyl va venir en personne, accompagnée du célèbre Vic Thorinox dont les exploits sont connus de tous. En attendant, il faut se rendre à Ston, où un agent sûr mandaté depuis Dubrovnik viendra se mettre en contact avec Michel. Le cœur brisé par l’émotion, nous laissons le corps du gardien dont le squelette ne sera retrouvé qu’au printemps à la réouverture du camping.
Un peu plus loin, la ville de Ston se niche entre une vaste étendue de marais salants et des fortifications qui l’enserrent étroitement. Un immense mur circulaire de six kilomètres, surmonté d’un chemin de ronde crénelé, parcourt la montagne escarpée au-dessus du bourg, jusqu’au village voisin de Mali Ston. Madame Gaston, férue d’Histoire, nous explique pour nous changer les idées l’origine du site construit par les vénitiens. Ce centre de production du sel, denrée précieuse au moyen-âge, devait être protégé des pillages. Les Doges firent ériger ce rempart pour contrer les ambitions de la ligue des villes en uze dont nous n’avions jamais entendu parler. A cette époque troublée par de fréquents conflits entre seigneurs, des commerçants s’associèrent pour faire prospérer leurs activités malgré cette zizanie permanente. Plusieurs marchands de poissons de la mer du nord et de la baltique qui s’appelaient Jean créèrent la ligue hanséatique que tout le monde connait. On parle moins de l’organisation qui fédéra à la même époque les fromagers lichtensteinois de Vaduz avec les cévenoles d’Anduze et les dalmates de Raguse, pour développer la circulation internationale des fromages de vache et de brebis salés. Nous l’écoutons religieusement, impressionnés d’une telle érudition.
Arrivés en ville, Michel Vaillant s’entretient téléphoniquement avec de mystérieux correspondants. Nous effectuons un trajet tortueux dans les faubourgs, sans détecter d’éventuels suiveurs puis revenons sur la place. Non loin du commissariat, à proximité d’une luxueuse villa blanche, une jeune femme blonde aux yeux d’azur nous attend pour ouvrir les portes d’un bel appartement qu’elle nous laisse investir tranquillement.
Encore sous le choc de notre macabre découverte, nous vérifions la sécurité des lieux. Le seul engin potentiellement agressif s’avère être une cocotte-minute munie d’une minuterie. Rahan reconnait tout de suite sa fonction. C’est l’ustensile nécessaire à la célèbre « soupe de boulons » croate dont il existe de nombreuses variantes. Vous tapissez le fond de la cocotte de quelques pains de plastic avec leur détonateur, recouvrez le tout d’un mélange de boulons hexagonaux et de tessons de bouteilles de champagne jusqu’au deux tiers de la hauteur. Refermez soigneusement l’ensemble, réglez la minuterie à l’heure de grande affluence du lieu choisi (Marché, école, crèche, etc..). Dissimulez le dispositif de façon à le rendre anodin (Citrouille, nounours, landau, etc..). Et n’oubliez pas d’être loin à l’heure fatidique, car cette mine anti-personnelle est d’une redoutable efficacité. Plus prosaïquement ou en cas d’urgence, il est possible de remplacer le plastic par de la nitroglycérine, ou même de déposer une couche de carbonate de calcium, recouverte de sable bien sec et d’ajouter au dernier moment un verre d’eau. Ces techniques nécessitent un certain coup de main, faute de quoi on assiste au sketch connu de l’exploseur explosé. Quand notre hôtesse revient pour vérifier nos identités, Turenge lui présente l’objet et lui signifie qu’il en connait la destination. Toute rougissante, elle élude en justifiant qu’il s’agit des restes d’une mission précédente et nous affirme qu’elle a bien reçu des consignes de non-agression. Elle a compris que nous n’étions pas des enfants de chœur, c’est l’essentiel !
Nous commençons à nous détendre et passons une soirée agréable à boire des bières et à manger du poulpe dans une taverne touristique dénichée dans une ruelle du centre historique. La nuit est réparatrice, grâce à la surveillance continue de Madame Turenge et de la bande à Croquignol qui se relaient pour assurer la sécurité.
Au matin, après un petit déjeuner frugal, nous partons en simples vacanciers visiter Dubrovnik. Le soleil d’arrière-saison est encore présent. La ville est assaillie de touristes polychromes. Les bateaux de croisières, hauts d’une quinzaine d’étages, déversent sur les quais des cargaisons de deux à quatre mille individus badgés, encadrés de guides polyglottes, avançant par demi-centuries vers les remparts rénovés au tarif d’entrée rédhibitoire. Des bus s’approchent au mieux des portes majestueuses de la ville fortifiée, offrant à leurs clients une avance non négligeable pour envahir la ville. Malheureusement, et surtout pour ceux qui ont connu la cité dans sa beauté patinée d’avant la guerre, il ne reste plus du charme ancien que la mémoire de quelques pierres épargnées. La vie est aussi palpitante pour les autochtones que dans n’importe quel parc d’attraction mondialisé. La faim, la soif, les besoins naturels y sont des marchandises dont le site garantit la surenchère mercantile. Mais l’usager n’a pas à être content puisqu’il n’y reviendra sans doute jamais. Il faut juste établir un compromis avec les agences de voyages qui drainent cette clientèle captive vers un fournisseur plutôt qu’un autre. Quel dommage ! On pourrait imaginer des rencontres instructives de ces visiteurs entre eux et avec des habitants débarrassés des contraintes du tourisme industriel. La visite s’avère plutôt décevante, les quelques émotions ressenties noyées dans la falsification générale où le vrai n’est qu’un moment du faux !
- Peaux de banane à Split - 19 février 2020
4 Responses
Bravo pour cet inédit posthume de Ian Fleming à quand l’adaptation cinématographique ? Prévoir un gros budget !
On lance une cagnotte !
Message de l’agent R OSS 217 à Croquignol et son KCO : « Les sanglots longs des violons de l’automne blessent mon cœur d’une langueur monotone … ». Sinon, content que vous êtes de retour, d’une mission si périlleuse, sain et saufs. Bravo Jacques d’avoir pu discrètement tenir le journal en terrain ennemi. Restez vigilants, et méfiez-vous toujours du costume traditionnel du Vorarlberg !
Merci pour tes conseils avisés.