Au matin commence le long dimanche croate. En route pour Knin, nous serons déviés maintes fois par des travaux improbables. Dans les villages, les hommes arborent fièrement le treillis des jours de fête, propre et repassé. A leur bras, des épouses fières exhibent des chemisiers brodés à la main de toute beauté. Ça et là, quelques maisons aux toits arrachés, aux fenêtres soufflées, aux façades criblées d’impacts rappellent qu’ici ont vécu des familles qui n’avaient pas les bonnes origines, la bonne religion, la pureté ethnique nécessaire. La dynamite a rendu inhospitalière ces bâtisses à jamais. La frontière bosniaque n’est pas loin. En fin d’après-midi, nous arrivons à Knin, cité industrielle bombardée pendant la guerre, qui retrouve petit à petit un développement pacifique. Notre contact réside dans une grande villa neuve de trois étages, à l’écart du centre.
Le CLASSE n’est pas encore là. L’inquiétude se lit sur le visage de Iron lady dont le front est barré d’une ride léonine caractéristique. Bridget pianote nerveusement sur le tableau de bord du camping-car, irritant Madame Turenge sans s’en rendre compte. La tension se relâche à la nuit tombante quand ils arrivent enfin, l’air penaud. Voulant s’approcher de la montagne, ils se sont fait cueillir par une équipe bénévole de « Douaniers sans frontière », célèbre organisation humanitaire plusieurs fois nominée pour le Nobel de la paix. Ils interviennent partout dans le monde lors des conflits pour garantir la permanence et l’étanchéité des limites nationales, sans distinction d’âge, de sexe ni de race. Ils possèdent un logiciel sophistiqué de contrôle des papiers auquel aucun clandestin ne réchappe. Dotés d’une brigade cynophile surentrainée, ils détectent aisément un adolescent caché entre les essieux d’un camion, le moindre petit enfant famélique dissimulé dans le double-toit d’une cabine, la mère de famille nigériane déguisée en routier albanais. Les impétrants sont immédiatement reconduits en Bosnie dans des camps de réfugiés sordides, confinés loin de toute humanité. Le CLASSE est passé au peigne fin. Heureusement, ils ne s’attardent pas sur les instruments présents à bord ni ne remarquent la fête exubérante qu’un des vieux chiens fait à Vic. Cette bande d’idéalistes zélés nous laisse une impression mitigée. Croquignol s’est senti obligé de souscrire un abonnement de deux ans à leur revue mensuelle DSF, pour éviter la rétention administrative préventive. Il mettra ça sur sa note de frais.
La température ambiante a diminué. Il commence à faire froid. Personne ne nous a suivi aujourd’hui, ce qui permet de penser rétroactivement que nous avons bien été trahis par nos téléphones portables.
Après avoir investi un étage de la villa, nous allons manger dans une enceinte fortifiée, servis par des gardes du corps recrutés sur place. De retour dans nos pénates, nous nous allongeons et nous endormons rapidement car la journée suivante sera longue et éprouvante. Turenge monte la garde dehors malgré la gelée nocturne. Le CLASSE est positionné à un point stratégique de l’itinéraire à venir, à l’extrémité de la route carrossable qui marque le début du sentier à suivre.
Avant l’aurore, tout le monde est prêt pour l’épreuve. Bridget elle-même nous dévoile le plan : Il va falloir gravir le mont Dinara, point culminant de la Croatie à une altitude approximative de 1850 m par la voie normale, en évitant de se faire remarquer. Le sentier d’accès ne pose pas de problème particulier, hormis l’itinéraire qu’il faut respecter. Les 1300 mètres de dénivelé vont être franchis en cinq heures pauses comprises. Un repérage GPS très technique est demandé à Croquignol, dont les objectifs doivent rester secrets pour que nous ne puissions fournir aucun renseignement en cas de capture, même sous la torture. La suite est encore plus complexe puisqu’elle fait intervenir un grand oncle de madame Gaston, qui a déjà effectué dans cette région des repérages en 1944 pour le compte des partisans titistes. Ils l’avaient recruté lors de la « retirada » des brigades internationales alors dirigées par un dénommé Broz plus connu sous le pseudonyme de Tito. Géologue de formation, spécialisé dans les massifs karstiques, il avait découvert et cartographié des rivières souterraines dont les conduits furent utilisés pour contrer les offensives allemandes et Oustachi pendant l’hiver 44. Madame Gaston, en déménageant la mansarde du quartier latin où cet homme au destin singulier avait fini sa vie, garda ses relevés topographiques par hasard, ignorant leur valeur stratégique. Ce n’est qu’après son recrutement par Bridget comme historienne qu’elle comprit que ces documents, plus que sa valeur personnelle, l’avaient fait choisir parmi les nombreux candidats. Vic doit trouver le chemin d’accès à un de ces boyaux et le parcourir pour en vérifier la perméabilité en période sèche. C’est tout, dit-elle au second degré, en nous informant qu’elle va rester en retrait, ménageant une issue tactiquement acceptable en cas d’échec de cette délicate opération.
- Peaux de banane à Split - 19 février 2020
4 Responses
Bravo pour cet inédit posthume de Ian Fleming à quand l’adaptation cinématographique ? Prévoir un gros budget !
On lance une cagnotte !
Message de l’agent R OSS 217 à Croquignol et son KCO : « Les sanglots longs des violons de l’automne blessent mon cœur d’une langueur monotone … ». Sinon, content que vous êtes de retour, d’une mission si périlleuse, sain et saufs. Bravo Jacques d’avoir pu discrètement tenir le journal en terrain ennemi. Restez vigilants, et méfiez-vous toujours du costume traditionnel du Vorarlberg !
Merci pour tes conseils avisés.