Peaux de banane à Split

Un long trajet fastidieux nous conduit sur la côte que nous allons longer pendant quelques kilomètres. Après avoir dépassé un complexe touristique en ruine (Guerre ou spéculation effrénée ?), nous empruntons un petit chemin pentu et caillouteux vers un groupe de maisons isolées. Accueillis sans sourires superflus, nous faisons sécher nos vêtements, installons le bivouac et préparons un repas roboratif.

Une bonne nuit plus tard, nous quittons la côte par une route secondaire sinueuse qui permet l’accès, après un col sauvage, à une combe bordée de crêts boisés rappelant à certains des paysages jurassiens. Dans un village perdu à flanc de montagne se trouve le fameux refuge des ours de Kuterovo où nous sommes attendus. Une jeune paysanne croate nous accueille de façon assez bourrue mais, comprenant notre incompréhension, nous laisse seuls devant une masure délabrée. Enfin apparait une belle créature habillée en mendigote qui nous interpelle en français, sans accent : Bonjour M’sieurs dames, que puis-je pour vous ? Cette jeune aventurière bretonne, arrivée ici au décours d’une brève histoire d’amour, s’avère une éminente spécialiste des ursidés.

L’heure du repas

Après quelques banalités concernant la reproduction, en particulier la gestation synchronisée avec l’hibernation des ourses, elle nous révèle la vraie fonction de cet asile. Un vieil humaniste yougoslave, disciple de Romain Rolland, refusant d’accepter les tueries nationalistes sanguinaires de la fin du vingtième siècle l’a créé comme symbole de la tolérance. Des animaux serbes, slovènes, croates, monténégrins, bosniaques y cohabitent dans la paix, l’amour et le respect mutuels. De mâles guerriers agressifs ont découvert que leurs pulsions n’étaient que le refoulement d’une homosexualité honteuse. Une vétérinaire psychanalyste les a libérés de leurs instincts mortifères. Depuis, certains de ces ours vivent en couple ouvertement, dans une harmonie sensuelle bienveillante. Certains d’entre eux, guidés par un esprit missionnaire altruiste, ont accepté d’aller créer d’autres colonies dans des montagnes entre la France et l’Espagne. Malheureusement, des chasseurs locaux qui n’étaient pas prêts à l’introspection les ont pris en grippe, mais c’est une autre histoire. Contents de cette belle leçon de vie, nous retournons en bord de mer vers notre gite.

Le temps reste incertain au matin suivant. Une épicerie proche nous permet de constituer de quoi faire un pique-nique que nous irons déguster près d’un village reculé, au bout d’une petite route à une voie, à peine carrossable. Un replat meublé d’une table en bois et de deux bancs sommaires nous semble le bon endroit pour manger convenablement face à la mer, en pleine nature. A peine installés, arrivent de nulle part deux hommes armés déguisés en chasseurs. Malgré leur sourire torve, nous comprenons que leur présence n’est pas due au hasard et que la nôtre dérange. Mais ils ne braquent pas leurs fusils sur nous et font mine de chercher du gibier dans le maquis. Le repas est expédié sans enthousiasme dans un état d’anxiété généralisée. Après quelques minutes retentit le bruit d’un moteur qui s’approche inexorablement. D’un gros véhicule tout-terrain surgit une dame entre deux âges, habillée en costume traditionnel du Vorarlberg qui s’avance au pas de charge vers la table. Gruss-Gott und Mahlzeit dit-elle en Hochdeutch malgré un accent autrichien prononcé. Le contraste entre son allure martiale et la civilité de son discours laisse pantois. Cette imposante femme annonce qu’elle est la maire du village voisin, qu’elle sait qui nous sommes, que nous ne sommes pas les bienvenus, et qu’il faudrait que nous déguerpissions au plus vite, faute de quoi les chasseurs vont revenir.

La crique autrichienne

Croquignol, pour qui la langue de Goethe n’a pas de secret, essaie, sans succès, de nier et de parlementer. Bridget, qui pensait avoir le monopole de l’autorité absolue, en est verte de rage et d’impuissance. Rahan contourne le véhicule de la première magistrate sans se faire voir, saisit la roue avant gauche des deux mains et la tord d’un geste à la force herculéenne. Yoko lance simultanément ses deux poignards dans le pneu arrière droit qui s’affaisse aussitôt. Maggy et Madame Gaston qui gardent la tête froide malgré la tension ambiante donnent le signal du repli immédiat. Tout le monde rentre dans les voitures après avoir laissé le lieu propre sans déchets. La remontée vers la route principale se fait dans un silence glacial. Les zigzags du 4/4 de la maire sur le chemin de sa mairie ne font rire personne, à part Vic qui ricane nerveusement.

Une centaine de kilomètres plus loin, le long de la route  côtière, nous nous arrêtons sur un parking pour une réunion de crise. Bridget convoque Maggy, Madame Gaston et Madame Turenge dans le camping-car de cette dernière. Au bout d’une heures, elles ressortent, le visage grave. C’est Madame Gaston qui prend la parole solennellement et annonce les résultats de leur long conciliabule :

-Nous avons été trahis, malgré les précautions prises.
-La ou le traitre est parmi nous.
-L’essentiel de la mission est néanmoins accompli.
-Celle ou celui qui nous a trahi doit rester avec nous pour connaitre le contenu de certaines informations qui n’ont pas été divulguées à tout le groupe.
-Nous devons donc rester ensemble pour protéger notre repli.
-Nous disposons pour ce soir d’un endroit sûr à Porec et quitterons le pays demain.

Salle de réunion de l’équipe

Comme vous pouvez l’imaginer, la fin du voyage, chacun suspectant l’autre, ne se déroule pas dans la camaraderie bienveillante initiale. Malgré un excellent repas de poissons dans une taverne du port, la visite de la basilique Euphrasienne, l’exploration des villages perchés où flotte une incomparable odeur de truffes, la méfiance a instillé son poison.

Alors que nous tentons d’approcher un édifice religieux connu pour ses belles fresques byzantines, nous sommes bloqués par une manifestation de haine spontanée des habitants qui frôlent nos véhicules coincés sur le bas-côté de la route à sens unique. Comme par hasard, cette chapelle adjacente au cimetière très fleuri en ce jour des morts nous est interdite d’accès par une gardienne au regard méchant.

Il est temps de quitter discrètement ces contrées

Comme à l’aller, le retour se fait par des itinéraires différents, bien que toute velléité de clandestinité soit maintenant superfétatoire.

Les informations colligées lors de cette expédition seront très appréciées de l’état-major des puissances coalisées. Des changements politiques fondamentaux vont en résulter, surtout concernant l’origine et la circulation des ours bruns dans l’union européenne.

Il reste à comprendre qui a trahi, pourquoi et comment. La réponse n’est pas si compliquée quand on regarde les faits.

Qui ? A qui profitent les rebondissements d’une excursion si bien dissimulée ? Qui est mis en valeur dans les péripéties du récit ? Qui n’a qu’un rôle secondaire neutre dans toute l’histoire ?

Pourquoi ? Par appât du gain bien sûr ! Les informations ont été vendues à une puissance rivale des Puissances Coalisées et payées cash.

Comment ? Mais tout simplement en laissant trainer le regard et les oreilles pendant ce séjour convivial si agréablement partagé. On rajoute un zest de paranoïa romanesque et tout s’éclaire d’une ombre menaçante.

A bas le narrateur et vive les oxymores !

Jacques
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4 Responses

  1. Message de l’agent R OSS 217 à Croquignol et son KCO : « Les sanglots longs des violons de l’automne blessent mon cœur d’une langueur monotone … ». Sinon, content que vous êtes de retour, d’une mission si périlleuse, sain et saufs. Bravo Jacques d’avoir pu discrètement tenir le journal en terrain ennemi. Restez vigilants, et méfiez-vous toujours du costume traditionnel du Vorarlberg !

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